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MONET / La Rue Montorgueil : à l’ombre d’une jeune foule en feu (Rémi BON)

Notice


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Claude Monet, La Rue Montorgueil, à Paris. Fête du 30 juin 1878, 1878 (huile sur toile, H. 81,0 ; L. 50,0 cm), Paris, Musée d’Orsay
© Musée d’Orsay, Dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt
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Claude Monet est à l’origine du mouvement impressionniste, dont le nom est dérivé du tableau Impression, soleil levant (1872, Musée Marmottan Monet). Il est connu pour ses paysages, ses jardins, et notamment ses Nymphéas (musées de l’Orangerie pour la disposition consacrée, et Orsay entre autres). L’impressionnisme réunit différents confrères de Claude Monet – Camille Pissaro, Edouard Manet, Auguste Renoir, Paul Cézanne…–, qui parachèvent la démarche picturale du précurseur William Turner (dont on peut notamment admirer Rain, Steam and Speed, The Fighting Temeraire, à la National Gallery à Londres).

La Rue Montorgueil, à Paris. Fête du 30 juin 1878 a été présentée à Paris en 1879, lors de la quatrième exposition impressionniste. Cette toile est caractéristique du style de Claude Monet autant que du mouvement impressionniste. Comme pour les tableaux de la Galerie des impressionnistes du Musée d’Orsay – La Gare Saint-Lazare (1877), La Promenade ou La Femme à l’ombrelle (1875) –, nous nous trouvons en effet devant une toile dénuée de détails précis et millimétrés, où les mouvements, les suggestions, les jeux de lumière, et l’esthétique minimaliste sont privilégiés. La rue est pavoisée, et la foule est suggérée par de petites taches de différentes couleurs, selon des formes imprécises mais qui permettent néanmoins l’identification d’un ensemble. Ce thème canonique de la rue pavoisée se retrouve dans la toile jumelle La Rue Saint-Denis de Claude Monet (1878, Musée des Beaux-Arts de Rouen), ou encore dans La Rue Mosnier aux drapeaux (1878, J. Paul Getty Museum) d’Edouard Manet, qui peint le même événement, avec moins de grandiloquence toutefois.

L’événement que Claude Monet choisit de représenter est la première fête nationale autorisée depuis la défaite de Napoléon III. Le 30 juin 1878 marque en effet la première fête de la paix et du travail, en même temps que la clôture de l’Exposition universelle de 1878. Cet événement durant la IIIème République est l’occasion pour le peuple français de célébrer son unité, de prendre conscience qu’il devient un peuple, après les troubles du Second Empire. Ce peuple brandit en effet l’étendard tricolore : symbole nouveau d’une véritable démocratie, où l’égalité et la fraternité gagnent l’ensemble du tableau, en même temps que la société tout entière.


Compte rendu (février 2022)


« À l’ombre d’une jeune foule en feu » : voilà comment pourrait s’appeler le tableau de Claude Monet. Cette transposition d’un signifiant textuel célèbre au signifiant pictural de cette œuvre fait sens, du fait de ses trois composantes principales : – l’ombre, par le jeu de contraste des couleurs et de la lumière, – la jeune foule, car elle inaugure sa toute récente unification, – le feu, au sens métaphorique de l’effervescence que l’on observe sur la toile. Trois termes, pour les trois traits saillants d’un tableau qui agite et rend compte du nouveau triptyque coloré d’une nation en ébullition. Le drapeau tricolore est son étendard. La nation, la désormais-nation, l’arbore en même temps qu’elle s’en enveloppe. Cette rue pavoisée, c’était la Nation qui apprenait, qui s’apprenait en même temps qu’elle se saisissait de ses nouvelles valeurs autrefois promises, désormais consistantes.

Cette œuvre pourrait passer inaperçue dans les longs couloirs richement tapissés du Musée d’Orsay. D’autant plus quand on sait que La Rue Montorgueil se situe dans la même pièce que Le Déjeuner sur l’herbe de Manet et Les Nymphéas de Monet, et que trônent en son centre des sculptures de Rodin, comme sa Jeune danseuse. On ne sait si l’articulation de tant de chefs-d’œuvre profite à celui-ci ou si elle l’éclipse. Aussi, la disposition des tableaux ne peut donner lieu à une admiration sans parasitage. En effet, l’architecture et la disposition de la salle n’autorisent pas le recul en ligne droite, de face, et obligent à un recul de biais, ce qui produit inexorablement un reflet sur la vitre qui protège le tableau. Un sentiment de frustration m’envahit à la première vue de celui-ci. D’autant plus que je découvrais intimement ce tableau en même temps que le Musée d’Orsay, et en même temps que Paris. Et en y repensant, la fugacité de cette expérience fait sens. Et peut-être ce tableau doit-il être vu ainsi : comme invitation à la mobilité, au flux et au reflux. Peut-être est-ce en effet le sens de ces taches de couleurs diffuses, qui ne peuvent donner de présentation arrêtée de la Rue, et qui lui préfèrent la suggestion. La représentation jamais arrêtée. L’interprétation toujours cinétique. Le regard, lui, peut être arrêté. Mais pas la perception. Finalement, rien ne lui correspond mieux que l’impression – l’impression de connaître la rue, l’impression de connaître le tableau, en même temps que l’impression de ne pouvoir que le survoler de façon fugitive.

L’observateur est pourtant aux premières loges. Il est au-dessus d’une foule qu’il admire, par la perspective adoptée. Et comme nous l’indique lui-même Monet : « J’aimais les drapeaux. La première fête nationale du 30 juin, je me promenais rue Montorgueil avec mes instruments de travail ; la rue était très pavoisée avec un monde fou. J’avise un balcon, je monte et demande la permission de peindre, elle m’est accordée. Puis je redescends incognito ! »¹. Ici, nous sommes les observateurs. Depuis cette ancienne gare, désormais musée, nous aussi pouvons observer la foule à travers l’horloge du dernier étage, où est disposée La Rue Montorgueil. Cette œuvre nous adresse le point de vue du peintre, autant qu’elle nous invite à dépeindre nos impressions depuis cet observatoire privilégié qu’est le musée. On aimerait, nous aussi, et c’est un désir irrésistible, surplomber le tableau comme l’artiste surplombe la scène qu’il a devant ses yeux. Mais ce ne semble possible qu’en sortant du cadre du tableau, qu’en sortant du Musée, en se rendant au-delà des Halles, vers le nord, pour rejoindre cette foule dont Monet laisse à penser qu’elle aussi, se dirige vers l’avant, dans une célébration infinie, à la fois convergente et débordante.

Monet semble nous avoir livré le tableau d’une foule qui s’apprend, au sens où elle commence à se reconnaître comme foule, comme un amas de gens qui s’agrègent en tant que peuple. Peut-être l’artiste a-t-il voulu représenter une assemblée nationale, avec certains traits, qui ne sont plus les portraits d’un autre temps. En effet, ce n’est plus le style académique du Serment du Jeu de paume de Couder (1848, Château de Versailles), où la représentation est concrète et détaillée. Il semble plutôt que chez Monet, la foule soit insaisissable, qu’elle soit en effervescence dans son milieu propre, celui qu’elle a conquis et qui tente d’outrepasser le tableau, c’est-à-dire de ne plus avoir d’autre cadre que sa propre Constitution. C’est l’impression d’une foule devenant peuple, devenant nation, rassemblée sous le triptyque chromatique du bleu, du blanc, et du rouge, où l’image peinte devient symbole de ce qu’elle dépeint. Où la liberté est signifiée par les lignes de fuite du tableau. Et où l’égalité est figurée par l’uniformité des couleurs et l’impossible détermination des sujets. « Partout où ses membres sont réunis, là est l’Assemblée nationale », peut-on lire dans le texte du Serment du jeu de Paume, ou dans la station Concorde, avoisinant le Musée d’Orsay. C’est bien cette jeune foule en feu que l’on peut observer depuis la salle de La Rue Montorgueil, et qui participe de la réception de l’œuvre, dans l’ombre de celle-ci. Et c’est tout le dessein de Monet, que de dépeindre cette effusion dans la rue du populaire et du fraternel, en suggérant la foule par un feu-follet patriotique qui s’enivre et flotte – à la manière même d’un drapeau.


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¹ Commentaire de l’exposition Claude Monet (2010) au Grand Palais, disponible sur le site de l’exposition Claude Monet : https://www.monet2010.fr (consulté le 10/01/2022).
Aussi dans l’ouvrage suivant : Monet, L’Aventure intérieure, Le Figaro Hors-Série, 2010, p. 66.


mise à jour le 10 février 2022