Accueil >> Vie de campus >> Vie culturelle >> Ateliers & stages

JOLLY/ Arrêt sur image: Thyeste mis en scène par Thomas Jolly (Salomé RABASTIN)

Compte rendu (février 2021)

Photographie de Christophe Raynaud de Lage, issue de la mise en scène de Thomas Jolly de l’œuvre Thyeste de Sénèque, 2018, Théâtre de La Villette
(à gauche: Thomas Jolly dans le rôle d’Atrée; à droite: Damien Avice dans le rôle de Thyeste)
 

Après plusieurs années passées loin des planches, Thomas Jolly et sa troupe, La Piccola Familia, nous reviennent avec un spectacle en rupture avec leurs adaptations précédentes, tirées presque habituellement des œuvres de Shakespeare. C’est, en effet, avec Sénèque, et plus particulièrement Thyeste, tragédie horrifique du Ier siècle après J.-C., que Thomas Jolly signe son grand retour.

Thyeste est une pièce représentant une partie de la légende des Atrides. Les fils de Pélops et petits-fils de Tantale – Atrée et Thyeste – sont frères et rivaux. La pièce porte sur la vengeance d’Atrée, dont le frère a séduit l’épouse et volé temporairement le trône. Le châtiment conçu par Atrée consiste à servir à son frère, en guise de dîner, les enfants de ce dernier, lors d’un banquet de fausse réconciliation. Il s’agit donc d’une pièce qui est d’un bout à l’autre d’une violence sourde et extrême.

La captation photographique de la pièce correspond à la toute dernière scène, plus précisément à l’instant précédent le noir final. Atrée regarde son frère. Ce dernier, qui a dévoré sans retenue sa propre progéniture, vient d’apprendre la cruelle vérité. En regardant cette photographie, on ne peut qu’éprouver un frisson: celui de l’admiration, celui de l’horreur. La photographie de Christophe Raynaud de Lage nous semble en effet emblématique non seulement de la pièce de Sénèque, mais aussi et surtout de l’esthétique de Thomas Jolly dans la façon dont il l’a adaptée aux planches aujourd’hui. Parcourons donc les lignes de ce double frisson généré par l’image photographiée.

* * *

L’esthétique, comme à son habitude chez Thomas Jolly, est au rendez-vous. Rien n’est laissé au hasard: ni décor, ni costume, ni maquillage. Le tableau théâtral que rend la photographie incarne parfaitement la conclusion de l’horreur à son apogée, de la vengeance à son sommet. Les costumes, blancs, sur lesquels sont brodés des fleurs de cerisiers, représentent tous deux des symboles de renaissance, de renouveau. Le blanc frappe par son écho de pureté, tandis que les fleurs de cerisier nous rappellent que la vie est éphémère. Les couronnes de fleurs ajoutent à cette dimension symbolique par leur référence historique. Lors des tournois du Moyen Âge, les lutteurs portaient de telles parures de fleur. Thomas Jolly, dont le souci du détail est bien connu, montre au spectateur l’atmosphère et la portée tragique et mythique de l’œuvre à travers ces détails significatifs.

A cela s’ajoute la justesse du jeu. Là encore, quelle maîtrise! Les visages sont expressifs jusqu’au bout. Le visage d’Atrée est à mi-chemin entre délectation et regret, puisque sa vengeance fut à ses yeux trop brève. En supériorité face à son frère, il semble encore pouvoir et vouloir se hisser au-dessus de lui, afin de prouver son assise et sa domination. Atrée est fier et semble asseoir sa puissance à travers son attitude. Il n’est pas pleinement allongé, il observe et paraît songeur. La force de cette image est telle qu’elle transcende le spectateur dans une démence complice. Thyeste, quant à lui, la bouche encore ensanglantée de son cannibalisme infanticide, semble noyé dans le chagrin qui le poussera peu à peu dans la folie de ses pères. Sa posture le place en victime, bien que l’expression de son visage fasse davantage écho à celui d’un bourreau.

Ce choix de costume et de maquillage, similaires entres les comédiens, à l’exception du sang encerclant la bouche de Thyeste et de ses yeux fermés, sème le trouble entre le juste et le mauvais. Le spectateur assiste à la réversibilité des frontières entre condamné et condamnable, victime et bourreau.

Thyeste ne maintient-il pas ses yeux clos, comme témoignage de son aveuglement et de son déni? Atrée porterait-il réellement cette satisfaction sur son visage si Thyeste n’avait pas au préalable ruiné sa vie? Thyeste méritait-il une telle punition après avoir exprimé son repentir? Les deux ne sont-ils pas, in fine, les victimes de leur égo, de leur généalogie et des Dieux?

Aussi, la noirceur qui entoure les corps des frères sur la scène révèle le caractère sombre, lugubre et glauque de cette fin horriblement tragique. Le ciel est absent, comme si les Dieux avaient abandonné nos protagonistes. Seul le noir règne et pèse, bas et lourd comme un couvercle prêt à se refermer sur leurs corps. Ceux-ci demeurent allongés, compressés par leur propre soif de destruction. Sur la scène, il ne reste que le néant au travers duquel un filet peine à éclairer la table du banquet, comme pour permettre ainsi au dîner de ne jamais prendre fin tant qu’Atrée et Thyeste sont encore là. La raie d’un néon s’immisce sur la scène de façon blafarde et timide, pour souligner la magnificence dans l’horreur qu’a arrêtée la photographie.

* * *

Si pour certains le travail de mise en scène de Thomas Jolly semble surfait, hors-sujet, voire même décousu et brouillon, il apparaît pourtant clair qu’une parfaite maîtrise des codes visuels, historiques et théâtraux font partie intégrante de ce qui fait de ses créations, et tout particulièrement de celle-ci, des spectacles d’une modernité exaltante.

Le Thyeste de Sénèque apparaît dépoussiéré, empreint de sa grande puissance d’origine. Il n’est plus un texte: il est l’image, il est le jeu, il est la représentation. Il est le jaillissement d’une vérité absolue, celle d’une tragédie cruelle et transcendante, qui emporte inévitablement le public dans un tourbillon d’émotions, poussant à s’interroger sur le sort humain. C’est donc ici que la catharsis se retrouve, plus de vingt siècles plus tard, sous une forme plus contemporaine. En effet, il ne s’agit plus simplement d’une purgation des passions ou encore de la peur des Dieux et de leur sentence, mais de la peur de l’Homme lui-même, de sa folie, de ses faiblesses et de ses failles.

La pièce fonctionne ici comme une mise en garde, elle souligne les désastres de l’instabilité émotionnelle et montre comment chaque individu peut se transformer en monstre. Il s’agit donc de mettre en lumière les failles d’un système dans lequel l’Homme agit sans prendre conscience de ses actes au sein de son système, ni des répercussions que cela peut engendrer à grande échelle.

L’horreur de ce drame tient également à la tyrannie – autre question brûlante d’actualité à l’heure des inégalités entre les pays et les individus. L’Homme-tyran sacrifie au nom de ses ambitions, sans âme ni humanité, à l’image du Thyeste de Sénèque. Le problème réel que soulève la pièce est ainsi celui de l’Homme en tant que tel, et sa capacité à faire le mal. Car nous sommes tous des monstres en puissance”, souligne Fabienne Pascaud à propos de ce spectacle au bord de l’horreur” dans un article du Télérama:

Car nous sommes tous des monstres en puissance, susurre le spectacle au bord de l’horreur, de l’indicible, du vide absolu de bien, de bonté, d’humanité. Dès le prologue de la tragédie, une furie, magistralement campée par la voix de stentor, caverneuse et effrayante et le corps marmoréen d’Annie Mercier ne vient-elle pas annoncer et promettre – devant un chœur de jeunes filles aux robes blanches et masques horribles – tous les maux, les vices, les supplices dont nous sommes capables? Même le frère envers le frère? - Extrait de l’article dans Télérama, “Avec Thyeste, Thomas Jolly nous plonge dans l’effroi”, de Fabienne Pascaud, datant du 26/11/2018.

Cette modeste analyse a voulu témoigner du génie avec lequel le metteur en scène joue avec les moyens dramaturgiques actuels pour adapter une œuvre antique, en lui redonnant tout son sens. Ce tableau photographié est une claque, tant visuelle par sa force, qu’intellectuellement par son sens et sa portée. Une fois de plus, Thomas Jolly a su se hisser au sommet de l’effroyable dans tout ce qu’il a de magnifique et d’étourdissant.


mise à jour le 15 février 2021