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Fontana / Lucio Fontana, l’art de couper (Coryse FARINA)

Notice

Lucio FONTANA, Concetto spaziale, aspettativa,1960, MOMA, New York


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Peintre et sculpteur italo-argentin, Lucio Fontana (1899-1968) fonde en 1948, après de longues années d’expérimentations, le mouvement spatialiste. Ce courant a pour but de tourner le dos à « l’usage des formes connues de l’art, pour privilégier, au contraire, le développement d’un art fondé sur l’unité du temps et de l’espace » (Wikipédia). Le spatialisme trouve sa plus grande représentation dans les célèbres « coupures ». Entre 1958 et 1969, Lucio Fontana réalisera plus de 1500 « coupures ».


Compte rendu (janvier 2021)

Traverser les couloirs du MOMA de New York est une expérience singulière. Comme pour toute personne passionnée par le cubisme et le post-impressionnisme, mon euphorie était toute destinée à la Nuit étoilée de Van Gogh et Les demoiselles d’Avignon de Picasso, que j’admirais jusqu’à l’adoration et même avec une certaine idolâtrie. Cependant, parmi les centaines d’œuvres exposées, une en particulier a suscité en moi des sensations bien plus fortes et contrastantes, le Concetto spaziale, aspettativa, réalisé en 1960 par l’artiste italo-argentin Lucio Fontana.

Cette œuvre, un peu comme toutes les œuvres appartenant à la période des « coupures » de Fontana, est à la fois ambiguë et mystérieuse. Bien que simple à première vue, elle confond, elle trouble et suscite de constantes interrogations. Elle éveille les sensations les plus diverses, et juste au moment où l’on a l’impression d’avoir réorganisé ses idées pour pouvoir enfin exprimer une opinion, la bouche se dessèche, on reste coi, pas un mot ne sort.

Personnellement j’ai eu la bouche sèche pendant un bon moment ; pendant la visite, le soir même et les jours suivants. Mais cette sensation s’est de nouveau présentée, maintenant, avant d’écrire ces quelques mots, devant la page blanche de mon écran.

C’est pour cette raison que je n’envie pas les critiques qui ont dû commenter les « coupures » de Fontana et peut-être les ficher en essayant de restituer au temps ce qui est hors du temps, à la condition matérielle ce qui est par nature immatériel, en jouant à l’infini sur la définition de « concept spatial ». Car c’est ainsi que leur créateur les a appelés : Concepts spatiaux.

Il s’agit essentiellement d’une importante série de monochromes interrompus par une ou plusieurs coupures centrales délicates, discrètes et subtiles. Pas de figures, pas de formes, pas de détails, juste une toile et le résultat d’un geste minutieux au cutter Stanley. Rien de plus simple, mais qui cache une préparation du support, une précision et une main ferme incomparable. Sans vouloir me concentrer sur les aspects techniques de ces œuvres et sur le long procès de préparation nécessaire à leur conception, qui à eux seuls pourraient déjà restituer à l’artiste toute autorité mise en doute, je me concentrerai sur leur impact, puisque c’est justement cette prétendue absence de complexité et « d’histoire » qui suscite les plus grandes indignations, et d’où jaillit aussi un flot inépuisable d’interprétations.

Je parle d’indignations, car au premier abord, Lucio Fontana provoque et regroupe en soi toutes les accusations portées contre l’art contemporain en général : un art considéré par le grand public comme stérile, incapable d’émouvoir, qui ne représente une expérience ni authentique ni incontournable, et ainsi de suite... « JPP, genre c’est koi sa ? Un gosse de trois piges pourrait faire mieux wesh » on entend de loin ; et, j’avoue humblement, qu’avec des mots différents, c’est aussi, en quelque sorte, la première réaction que j’ai eue.

Mais le sentiment de l’indignation ne serait-il pas déjà une émotion ? C’est justement parce que l’œuvre ne laisse pas indifférent qu’elle mérite du temps, du temps pour être assimilée. Concetto spaziale, aspettativa suscite « quelque chose », c’est pourquoi j’utilise le terme assimilée, pas forcément aimée. C’est dans ce procès d’assimilation que l’on donne une raison d’être à l’œuvre, peu importe laquelle.

Les raisons d’être exprimées par les critiques ont été nombreuses, car il est évident que moins il y a de détails à analyser, plus l’imagination prend le dessus. Pour certains, les « coupures » de Fontana représentent une blessure, une déchirure, cet indéfinissable qui nous fait peur, l’inconscient. Pour d’autres, elles symbolisent l’organe féminin et donc la mère de toutes choses, l’origine du monde, offrant au regard une sorte de synthèse du chef-d’œuvre de Courbet ; ou même encore la métaphore d’un rapport sexuel, de la pénétration. Au-delà des provocations inutiles et triviales, en réalité, de cette dernière théorie, le seul aspect intéressant est que Fontana a pour but de redonner la vie, de faire vivre ces monochromes absolus qui servent de fond aux coupures, qui ne pourraient, dans leur absoluité, devenir humains - à moins d’être peints par Vincent Castiglia, mais ça c’est une autre histoire. Aujourd’hui, on pourrait voir dans ces coupures le symbole du Covid-19 qui vient troubler un fond lisse et prétendument parfait  de la mondialisation.

Quant à moi, troublée par des événements familiaux personnels, j’ai tout d’abord interprété ces coupures comme les attaques de l’oubli meurtrissant le cerveau humain lorsqu’il est saisi par la maladie d’Alzheimer. Cependant, suite à de nombreuses tentatives d’assimilation, j’ai réalisé qu’elles ne peuvent être reconduites à aucune métaphore ou allégorie du monde. Elles représentent simplement la fin. La fin d’une époque artistique, la fin d’absoluité de la toile, un désarmement des pinceaux. En effet, une fois la toile coupée et déchirée, elle devient inutilisable pour le peintre, trop fragile pour être encore un support. Tout comme la « Merde d’artiste » de Piero Manzoni et les « Sacs de jute » d’Alberto Burri, même les coupures de Fontana sont une expérience d’achèvement de l’art : la mortification du support matériel de la peinture. L’exercice même de la peinture y est interdit.

C’est tout. C’est la fin.

Ou bien, le commencement. Sur la toile on ne peut plus peindre la réalité perçue, mais cette dernière est idéalement plus loin, au-delà, derrière la toile. La coupure prend alors une signification métaphysique, comme dirait Kant, la recherche d’une essence au-delà de sa représentation. La toile ouvre sur un espace imprévu, un espace qui la nie : ce qui compte est au-delà.

Ainsi, la coupure est autant un point d’arrivée, indiqué par le mot « fin », qu’un point de départ. Couper court, c’est en finir avec le passé pour recommencer, pour repartir, pour faire mieux.  

Malgré l’acte extrême de fermeture, de fin d’une époque, après Fontana, certaines expériences indiqueront à la fois la renaissance de la toile comme les œuvres de Carlo Maria Mariani, mais aussi la révolution du support comme par exemple ceux qui choisiront d’utiliser son propre corps pour faire de l’art comme Gina Pane. Si l’art de Carlo Maria Mariani peut être considéré comme une restauration raffinée et aristocratique de la toile, l’art de Gina Pane est une invention ingénieuse de l’usage du corps humain comme caisse de résonnance de la société, qui sert à dépasser la dimension matérielle.

Pour moi, Fontana marque donc la fin d’une époque dans l’histoire de l’art, mais en même temps une renaissance fruit d’une « simple » coupure.

Telles qu’une poésie aux mille sens, les coupures de Fontana suscitent donc les sensations et les interrogations les plus disparates. Cependant, une chose est sûre et certaine : on peut continuer à chercher des interprétations à l’infini, mais au-delà de cette toile, derrière ce tableau, cette surface, cet espace et au de-là de tous ces mots, il y a un mur. Derrière les coupures de Fontana il y a forcément au moins un mur – un impénétrable.

 
Coryse Farina, étudiante italo-française, à Paris depuis 7 ans. Passionnée par l’art, depuis mon enfance j’ai adapté ma Licence et mes deux Master autour de ce domaine. Actuellement je suis journaliste freelance, Chef de projet culturel au Palais Royal de Caserte et stagiaire au Musée d’Art Psychédélique de Paris.

mise à jour le 3 février 2021