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DORÉ / La douleur des Saltimbanques (Inès BLASCO)

Notice


Gustave Doré (1832-1883) est un peintre, illustrateur, lithographe et sculpteur français. Enfant précoce, il réalise dès l’âge de 5 ans ses premières caricatures et alors qu’il a seulement 15 ans, est publié son premier album de lithographies satiriques, Les Travaux d’Hercule.

De plus en plus reconnu, Gustave Doré illustre, entre 1852 et 1883, plus de cent vingt volumes qui paraissent aussi bien en France qu’ailleurs en Europe. Souhaitant déployer son talent d’illustrateur, souffrant du mépris que suscitent ses caricatures, il auto-publie l’œuvre de Dante en 1861 avec des monumentales gravures de sa main. Malgré le grand succès de celles-ci, Gustave Doré souffre de constater que ses peintures passent assez inaperçues. Ce peintre brillant, bien plus connu pour son travail de lithographe et d’illustrateur, a en effet laissé plus de 200 peintures, dont une grande majorité sont des sujets religieux, même si ses sujets de prédilection sont autant tirés de la littérature, de la mythologie, de la nature que du christianisme. On peut qualifier son style de « romantique réaliste ». Influencé par la société de son temps et ses profonds changements sociaux, il montre aussi sa sensibilité envers les plus démunis dans son œuvre, comme c’est le cas du tableau Les Saltimbanques, datant de 1874.

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Gustave Doré, Les Saltimbanques, 1874. Huile sur toile, 224 x 184 cm. Clermont-Ferrand, Musée d’art Roger-Quillot
Source de l’image


Compte rendu (février 2022)


Jamais je n’aurais pensé me reconnaître au milieu de cette bohème. J’ai découvert le tableau Les Saltimbanques alors que je travaillais sur le statut du poète au XIXème siècle pour mon mémoire de Master. Le poète, semblable à la figure du saltimbanque dont il fait son jumeau, se sentait la victime d’une société à l’affût du divertissement sans se soucier de reconnaître le travail et les sacrifices des artistes qui la leur livraient. Ce thème, je m’en rappelle, nous l’avions souvent abordé à l’école. D’abord par Le Pélican de Musset, par L’Albatros de Baudelaire, ensuite par son poème Le Vieux Saltimbanque dans Les Petits poèmes en prose. Toutes ces œuvres évoquent la marginalité, la solitude, la bohème cruelle qui mènent indubitablement à la pauvreté et au rejet. Et dans tous ces poèmes, le mot « saltimbanque » sonne comme une insulte. Celle que lancent les gens se sentant supérieurs aux amuseurs publics, ces êtres qui font pourtant la joie des enfants de toutes les villes et de toutes les nations. Derrière la liesse populaire provoquée par leur apparition, les saltimbanques souffrent de leur mode de vie. Le public ne voit en eux que des étrangers, des météores vite brûlés par les deux bouts. Les artistes de rue ont pourtant les mêmes préoccupations personnelles et intimes que les gens de la bonne société, celles de fonder une famille, d’avoir des amis, d’atteindre le bonheur, de trouver la sécurité. Gustave Doré, comme ses contemporains poètes, s’intéresse alors justement à la vie intime de ces artistes déconsidérés. Le peintre démontre ainsi dans son œuvre que, malgré ses succès et sa renommée, la société ne s’intéresse que très peu aux conditions de travail d’un artiste ; à ce qui se passe dans les coulisses des spectacles.

Lorsque je vis ce tableau pour la première fois, je me suis sentie bouleversée. Nulle stupeur, nul choc devant les lignes et les courbures. Seulement un puissant sentiment d’empathie et de compassion, pour cette pauvre famille ordinaire, qui connaît le pire drame imaginable. On porte la main à son cœur ou à sa bouche, on se met instantanément à la place de la mère, avant de comprendre qu’il s’agit d’un thème universel d’origine biblique. En effet, Gustave Doré n’invente pas un thème, mais le réécrit en le situant dans le contexte des rejetés de la société.

Le tableau montre une cartomancienne qui porte dans ses bras son petit enfant, blessé gravement à la tête pour avoir tenté une périlleuse acrobatie. La chute a provoqué une effusion de sang, que la mère tente d’éponger en maintenant sur le crâne de l’enfant un linge blanc maculé de rouge. La mystérieuse saltimbanque a délaissé son tirage de cartes, sans doute un jeu de 52, pour récupérer le corps ensanglanté de son petit. L’interruption du jeu démontre implicitement que ni les cartes ni aucun oracle ne peuvent prédire un tel drame. La saltimbanque n’aurait jamais pu le voir arriver. Cette femme est d’ailleurs drapée d’une magnifique étoffe bleue, couleur de la Vierge, et parée de beaux bijoux dorés. Elle me rappelle les odalisques que l’on voit dépeintes sur les tableaux d’orientalistes, même si elle n’est pas ici exposée comme objet de désir, mais de pitié. Notre odalisque a beau être assise sur un banc constitué de tambours que viennent entourer une trompette et un tambour de basque, instruments de fête, sur lequel est venu la rejoindre celui que Doré indiquait être son mari¹, un autre saltimbanque en costume orange, ce n’est pas la joie mais la compassion que l’artiste a cherché à provoquer chez les spectateurs. Par la façon dont il l’a peinte, Gustave Doré s’inscrit dans une mouvance réaliste. Il met en contraste l’excentricité des costumes et la gravité de la scène. Car la beauté des parures et l’éclat des couleurs ne peuvent sauver les saltimbanques de la misère humaine.

C’est bien un drame familial qui est représenté ici, et non pas une fête foraine. Grâce à la richesse des indices disposés, le tableau devient narratif et permet au spectateur de reconstituer peu à peu l’histoire du drame qui vient d’avoir lieu. Au fond du tableau, on perçoit des personnes qui semblent faire partie de la troupe et inspectent les lieux du drame : le spectateur comprend que l’enfant a dû chuter lors d’un numéro de funambule. Au second plan, cet homme acrobate aux cheveux rouges, maquillé, pleure en fixant la scène. Sa posture exprime le désespoir mais surtout son impuissance face à cette situation dramatique. Il tient lui aussi un linge ensanglanté, faisant penser que c’est lui qui a récupéré l’enfant après sa chute et l’a porté auprès de sa mère. De tous les personnages de la toile, c’est lui qui me semble le plus bouleversant. Ses mimiques et ses danses ravissent tous les enfants, alors que le sien est en passe de mourir.

Des animaux sont témoins de cette scène déchirante, dont une chouette enchaînée qui est postée aux pieds de la cartomancienne, ainsi que deux chiens déguisés, dont un semble être un bouledogue, assis au loin dans la pénombre près du père acrobate, et l’autre, à l’avant-plan, un caniche qui tente de poser ses pattes sur les genoux de la mère éplorée. La chouette semble symboliser la sagesse que cette famille endeuillée doit embrasser pour se sortir de cette situation traumatisante. Elle ne regarde pas la scène contrairement aux deux chiens, comme si elle adoptait une posture stoïque face à ce drame. Elle représente un guide spirituel presque divin et tranche avec la cartomancie, considérée à l’époque encore comme un péché d’orgueil, et frappée d’un interdit religieux : il est vain de vouloir connaître son avenir car ce qui doit se produire se produira, peu importe l’action des hommes, semble-t-elle penser. Mais la douleur semble être la seule réponse, ainsi la mère accompagne son enfant vivant ses pires instants de souffrance à la fois dans la vie et dans la troupe. Malgré la vie sur scène, ici le motif du theatrum mundi est mis à mal. Les saltimbanques ne singent en rien une attitude. S’ils ont voulu magnifier leur art sur scène, en coulisse, ils vivent les drames les plus humains qui soient.

Gustave Doré dispose tous les objets qui selon lui permettent d’identifier les artistes de rue mais aussi l’enchantement qu’ils provoquent auprès des jeunes enfants. Les cartes incarnent le mystère, les petits animaux sont dressés pour le spectacle et la beauté du costume du père acrobate démontre le professionnalisme de cette troupe, qui semble vivre pour la scène. La flamboyance du costume de l’acrobate m’impressionne. Ses sequins m’attirent, me font sourire, me font imaginer la beauté que doit révéler cette tenue lorsque l’acrobate est en mouvement, libérant des couleurs duo-chromes, ravissant les spectateurs. Sa tenue est spectaculaire, c’est un art de s’habiller fabuleux qui tranche avec le petit linge blanc qu’il tient dans ses mains et les larmes qui coulent sur ses joues. Ce contraste de couleur est sans équivoque : l’enfant tout pâle représente les difficiles réalités terrestres tandis que ses parents, affublés de bleu, de rouge et très maquillés, représentent la vanité des « fêtes » qu’ils représentent au public. Le maquillage est un masque illusoire symbolisant la fausseté et les apparences. Leurs habits flamboyants et vifs contrastent avec l’affliction qu’ils ressentent.

Gustave Doré a souvent peint des scènes bibliques. Or la disposition de la cartomancienne assise, tenant son enfant mourant sur ses genoux, la transforme en pietà laïque, image même de la douleur des humains. Par la façon dont il l’a peinte, Gustave Doré s’inscrit dans une mouvance réaliste. Il met en contraste l’excentricité des costumes et la gravité de la scène. Car la beauté des parures et l’éclat des couleurs ne peuvent sauver les saltimbanques de la misère humaine.

Par ailleurs, je me demande si Gustave Doré s’identifie à ce jeune garçon mourant, victime de la difficile entreprise qu’est l’art. Car le peintre a lui- même souffert du manque de crédibilité que les critiques trouvaient à ses peintures, ne reconnaissant que ses gravures. Et s’il a pour figure de prédilection le saltimbanque, c’est bien parce qu’il s’identifie à ces artistes de rue, condamnés à multiplier les spectacles pour impressionner le public et les critiques, toujours friands d’acrobaties. Une autre peinture témoigne ainsi de l’intérêt de Gustave Doré pour la figure du saltimbanque, il s’agit du Pierrot grimaçant, une aquarelle dévoilant un autoportrait du peintre en Pierrot, aujourd’hui exposée au musée d’art de Strasbourg. Candide, triste et édenté, Gustave Doré s’y représente pour témoigner de son identification aux artistes dont la condition est difficile. Ainsi, Gustave Doré éteint les yeux de ce pauvre enfant pour mieux exprimer son propre mal-être en tant qu’artiste aux toiles délaissées, tel un Pierrot moderne.

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Gustave Doré, Pierrot grimaçant, sans date. Aquarelle et rehauts de gouache blanche sur traits de crayon, 64,2 x 50,5 cm. Strasbourg, Musée d’Art moderne et contemporain.
© Photo musées de Strasbourg


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¹ Gustave Doré ne laisse aucun doute sur les liens entre les personnages : il s’agit bien d’un couple et de leur enfant, qui est mortellement blessé. Il s’en explique en effet dans des propos qui sont rapportés par Erika Dolphin, en poste au Musée des beaux- arts du Canada : « Il se meurt. J’ai voulu dépeindre une prise de conscience tardive chez ces deux êtres endurcis, presque brutaux. Pour gagner de l’argent, ils ont tué leur enfant et en le tuant, ils ont découvert qu’ils avaient un cœur ». (http://expositions.bnf.fr/orsay-gustavedore/grand/dor_263.htm).


mise à jour le 10 février 2022