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Claudel Camille, Torse de Clotho, vers 1893, plâtre, 44,5 cm, Paris, Musée d’Orsay.
Source de l’image : Photographie personnelle d'Andrea Panizzolo.
Camille Claudel (1864-1942) est une sculptrice et peintre française dont le style s’apparente à l’art nouveau. Elle travaille pendant des années aux côtés d’Auguste Rodin, en étant considérée comme sa collaboratrice « clairvoyante et sagace », dans une ambiance d’inspiration réciproque qui se terminera brusquement. Après leur rupture, la sculptrice essayera de se libérer de l’influence de son maitre en cherchant l’inspiration du côté de l’art chinois, mais en vain, ce qui finira de la troubler psychologiquement. En 1913, elle est internée dans un institut psychiatrique où elle sera condamnée à une mort presque anonyme.
Fin d’été. Pluie torrentielle. Peu de jours après mon emménagement à Paris, je visitai pour la première fois le Musée d’Orsay. En sortant, je remarquai cette œuvre, presque par hasard, comme si la petite sculpture parmi les autres m’avait appelé. Intrigué par l’étrangeté de cette vieille femme à la peau fondue et brune, je me suis approché. Dès le premier moment, sa silhouette s’est imprimée sous mes paupières. Comme ensorcelé, j’ai commencé à m’informer sur sa mystérieuse créatrice que je ne connaissais point et sur cette œuvre d’art qui avait tant marqué ma visite au musée.
Exposé pour la première fois à la Société Nationale des Beaux-Arts en 1983, le Torse de Clotho de Camille Claudel représente une des trois Moires, Clotho justement, figure mythologique qui tisse le fil de la vie et du destin des êtres humains. Elle représente donc le temps qui passe impitoyablement. Comme le souligne Magalie Latry¹, cette sculpture exemplifie l’audace et le génie de Camille Claudel dans la mesure où elle décide de sculpter un sujet rare dans l’histoire de l’art, tout en choisissant de ne représenter qu’une seule des Moires, ce qui est encore plus particulier et significatif. Il faut aussi rappeler que pendant la même période, la sculptrice utilise l’image d’une femme vieillissante, dont la physionomie rappelle celle de Clotho, pour une de ses œuvres les plus célèbres, L’âge mûr ou La destinée. La volonté de l’artiste d’en faire quelque chose d’autre, d’aller au-delà de la simple représentation d’une figure de la mythologie grecque est alors incontestable.
Camille Claudel, L’âge mûr ou La destinée, 1899, Paris, Musée Rodin.
Photo personnelle d'Andrea Panizzolo.
Dans le cas de Camille Claudel, on peut légitimement rapprocher l’artiste de son œuvre. Effectivement son frère Paul Claudel, son premier admirateur, soutient dans son article Ma sœur Camille que l’intérêt unique de l’œuvre de sa sœur « c’est que tout entière, elle est l’histoire de sa vie »². De plus, dans une lettre à Eugène Blot, l’artiste avait elle-même rapproché sa vie d’une « épopée, l’Iliade et l’Odyssée », en affirmant : « Il faudrait bien Homère pour la raconter »³, associant ainsi sa vie, et par conséquent son œuvre, aux grands récits de l’Antiquité. Considérant l’état du corps de la vieille femme et la période de sa production, on peut imaginer que la sculptrice ait voulu y représenter ce que Mireille Rosambert-Tissier définit comme le « corps vidé de sa substance »⁴, c’est-à-dire de son inspiration, de sa jouissance dans la création. Dans son article Camille Claudel statuaire, Paul Claudel souligne à plusieurs reprises l’aspect poétique de la sculpture de sa sœur. Il la définit encore comme « le premier ouvrier de cette sculpture intérieure »⁵ dont le sculpteur, caractérisé de poète, « abrite ses rêves interdits »⁶. La vieillesse serait donc une métaphore de la perte de la fraicheur créatrice et des tourments de l’artiste, la « mise en corps » de sa décadence et de son égarement qui la conduiront à la folie. Le Torse de Clotho, qui sert de modèle pour une autre statue, Clotho, est effectivement vidé, la peau coule sur la structure, sur le squelette de la femme comme s’il s’agissait de cire tombant du haut vers le bas. Ce mouvement indique aussi le glissement vers le néant, vers l’oubli et finalement vers l’effondrement.
Camille Claudel, Clotho, 1893, Paris, Musée Rodin.
Photographie personnelle d'Andrea Panizzolo.
La sculpture provoque un sentiment d’étrangeté et de curiosité auprès de ceux qui la regardent, et elle produisit sans doute aussi une indignation lors de ses premières expositions, effet selon moi recherché par l’artiste. Elle dévoile le corps d’une vieille femme, mettant en scène sa nudité et la dissolution du corps avec l’âge, la perte de la féminité, représentée par les seins vides, comme le ventre, pendants, ou par la perte des cheveux, signes d’une beauté passée. La couleur brune semble en outre suggérer un état de pourrissement et décomposition.
Avec cette sculpture, Claudel manifeste la capacité et l’intention d’utiliser la laideur pour surprendre et en même temps pour désarmer la personne qui regarde l’œuvre, comme il ressort aussi de la grimace imprimée sur le visage de la femme. Cette expression dénote aussi du dégout, le même que ressent le public qui est simultanément dégouté et fasciné par ce corps nu et tordu, en ruine, qui suscite l’attraction perverse et indicible pour la douleur et pour l’horreur. On voudrait détourner le regard, mais on n’y arrive pas ; on est à la fois dégouté par la décrépitude de cette femme en déchéance et attiré par son regard séducteur et moqueur qui semble nous regarder fixement dans les yeux et presque nous demander de continuer à la regarder. J’associe spontanément ce sentiment à celui provoqué sur les spectateurs des freak show, des spectacles qui exposaient des êtres humains ayant des caractéristiques particulières qui devaient choquer le public. Notre Clotho aussi présente des particularités dérangeantes, car on n’a pas l’habitude d’assister à des expositions du corps défaillant ou à la nudité du corps vieillissant. La sculptrice expose ce corps sinistre, avec ses failles, déshabillé, en le plaçant sous le regard du public dans toute sa brutale vulnérabilité.
L’union entre symbolique et réel, et la beauté troublante de ce que n’est plus que le souvenir d’un corps de femme marque certainement une rupture dans la production artistique de Camille Claudel. Elle s’éloigne du classicisme qui l’avait inspirée dans le passé pour plonger dans la morosité obscène de cette Moire hideuse dont le corps apparait comme en train de se fondre, de pourrir sous le regard du spectateur. Elle exploite la souffrance, extrait la beauté de la laideur – laideur du réel bien entendu, comme chez Baudelaire où la laideur devient objet poétique. Francisco de Goya dans sa série de fresques Pinturas negras s’était lui aussi engagé dans le style appelé « sublime terrible ». Parmi ces fresques représentant des scènes terribles, dérangeantes et épouvantables, Átropos ou Las Parcas se démarquent de l’ensemble. C’est justement la figuration huile al secco sur mur du même sujet mythologique, où l’on peut apercevoir à gauche Clotho, dont la fileuse a été substituée par un nouveau-né, allégorie de la vie.
Francisco de Goya, Átropos ou Las Parcas, 1820-1823, Museo del Prado.
Source de l'image.
À droite de l’entrée principale du musée, dans la même vitrine, on peut admirer, l’une à côté de l’autre, L’Hiver de Rodin et le Torse de Clotho de Claudel, les deux représentant une vieille femme. En 1893, on avait accusé dans la presse la sculptrice d’avoir plagié pour sa sculpture de la Moire des dessins de Rodin et ce genre s’accusations se répétera incessamment, ce qui contribuera à troubler la psyché déjà fragile de l’artiste. Il va de soi qu’elle n’aurait donc pas aimé cette disposition, d’autant plus qu’elle considérait Rodin comme la cause de son insuccès. Alors, pourquoi les rapprocher ainsi ? S’agit-il de former une énième comparaison ? En mettant de côté les polémiques, ce qu’on doit surtout en retenir est que l’enchantement (je préférerais garder ce mot parce que je trouve que la grimace et le regarde de Clotho créent une sorte d’enchantement pour le spectateur qui n’arrive pas à détourner le regard) de Clotho continue même au-delà de ses presque 130 ans et, sans aucun doute, continuera encore. La faculté de susciter des émotions chez les spectateurs à différentes époques prouve le génie de l’artiste, et garantit l’immortalité de l’œuvre d’art.
¹Magalie Latry, trace écrite de la communication « Avachissement des chairs. Le plâtre préparatoire pour Clotho de Camille Claudel, 1893 » lors du Séminaire Interdisciplinaire Doctoral « La révolution silencieuse : femmes-hommes III », le 11 décembre 2017, à l'Université Bordeaux Montaigne.
²Paul Claudel, « Ma sœur Camille », Œuvres en prose, Gallimard, Pléiade, Paris, 1965, p. 283.
³Camille Claudel, Correspondance, éd. Anne Rivière, Bruno Gaudichon, Paris, Gallimard, 2014, p. 338.
⁴Mireille Rosambert-Tissier, Camille Claudel. Femme-sculpteur, de la grâce à l’exil, Paris, L’Harmattan, coll. « Psychanalyse et civilisations », 2021, p. 76.
⁵Paul Claudel, « Camille Claudel statuaire », éd. cit., p. 274.
⁶Ibid.
mise à jour le 10 février 2022