Accueil >> Vie de campus >> Vie culturelle >> Ateliers & stages

CARPACCIO / Saint Georges et le Dragon (Sofia GRANATINI)

Notice

Vittore Carpaccio nait probablement vers 1465 dans une famille vénitienne de l’île de Mazzorbo, et meurt en 1525 ou 1526 à Capo d’Istria. Son activité artistique se concentre surtout sur les peintures dans les scuole, notamment pour la Scuola di Sant’Orsola, où il peint huit toiles représentant Sainte Ursule, et la Scuola di San Giovanni Evangelista. Pour la décoration des salles de cette dernière confrérie, il travailla aux côtés de Bellini, Bastiani et Mansueti. Il décorera ensuite la Scuola di San Giorgio degli Schiavoni, que nous présenterons ici, et aussi la Scuola di Santa Maria degli Albanesi, où il peignit six scènes de la vie de la Vierge qui comptent parmi ses œuvres restées les plus célèbres.

Le style de Carpaccio est unique et original : le sujet est toujours religieux, et les épisodes de la vie des saints sont souvent placés dans des environnements urbains. Cette particularité est manifestement une influence du peintre Bellini dont il fut l’élève, car la ville était une composante essentielle dans les œuvres de ce maître. Carpaccio fut toutefois aussi influencé par la peinture flamande, ce qui est visible dans sa manière de représenter la nature en dialogue avec des espaces urbains, à la manière de Van Eyck.


carpaccio

Vittore Carpaccio, Saint Georges et le Dragon, 1502, Venezia, Scuola di San Giorgio, Web Gallery of Art. Source de l'image.


Compte rendu (février 2022)


Un dimanche de décembre, je me promène dans les calli de Venise sans but précis. Après avoir traversé la majestueuse place Saint-Marc, je m’engouffre dans le Sestriere de Castello. Près d’un des nombreux canaux vénitiens, je suis attirée par une église dont les portes sont ouvertes. Sur le mur, je lis le mot Scuola, me demandant ce que cela signifie. J’entre dans l’édifice et je pose la question à la gardienne, qui m’explique que je suis à la Scuola di San Giorgio degli Schiavoni, appelée aussi Scuola Dàlmata dei Santi Giorgio e Trifone. Il s’agit d’un bâtiment historique, construit bien avant l’existence de l’Italie actuelle. Venise était alors la République de Venise, et elle était caractérisée par la présence d’institutions appelées les Scuole, qui étaient les sièges de confréries de laïcs existant sous le patronage d’un Saint protecteur. Certaines d’entre elles appartenaient à la catégorie des Arts et des Métiers, d’autres avaient une fonction d’assistance envers des groupes sociaux précis, comme les étrangers qui vivaient et travaillaient à Venise, pour faciliter leur intégration. La gardienne continue en m’expliquant que la Scuola de San Giorgio degli Schiavoni faisait partie du groupe des Scholi nationali, et qu’en ce sens elle était une institution dédiée à la communauté des Dalmates. Je découvre ainsi qu’elle fut fondée officiellement en 1451 en guise de témoignage des rapports qu’entretenaient La Serenissima, à savoir la République de Venise, et la Dalmatie, qui passa sous la domination vénitienne au XVème siècle. La communauté dalmate sentit alors en effet la nécessité de se réunir sous la bannière d’une institution qui reconnaissait son identité et sa culture ; par conséquent elle acheta le vieil Hôpital de Sainte Catherine et le fit rénover. Le premier étage fut dédié aux fonctions religieuses et le deuxième aux assemblées de la confrérie. Les Saints patrons de la Scuola étaient Saint Jérôme, Saint Tryphon et Saint Georges, dont la dévotion est évidente dans les thèmes iconographiques des grandes toiles qui ornent les murs du bâtiment. Ainsi, ma guide m’explique que Sebastiano Michiel, le prieur de Venise, avait commandé à Vittore Carpaccio, qui était alors arrivé au sommet de sa carrière, la réalisation des grandes toiles qui ornent encore aujourd’hui les salles qu’on peut visiter. Ces grandes toiles, appelées teleri en italien, se composent ici en quatre cycles : le cycle évangélique, le cycle de Saint Jérôme, le cycle de Saint Tryphon et le cycle de Saint Georges.

Je laisse pour quelques minutes ma guide et me mets à découvrir l’intérieur de la Scuola. Je remarque un tableau en particulier, représentant un combat sur un terrain jonché de corps de victimes mortes. Je suis d’abord frappée par les détails lugubres : des cranes, des os, des corps dévorés et des animaux tels que des serpents, des rapaces et des crapauds. Tous ces détails s’emparent de mon attention et m’empêchent de voir ce qui se passe au premier plan. Le dragon et Saint Georges ne me poussent pas à réfléchir, ou mieux ils ne sont pas les seuls capables de le faire. Juste après avoir observé les éléments macabres, je remarque un arbre. Ce dernier attire alors mon attention, car je vois qu’il permit de toute évidence à Carpaccio de partager la scène en deux parties, engendrant une vraie frontière entre deux mondes. Ces deux mondes me semblent être l’Orient et l’Occident, et je cherche à décrypter un sens politique derrière les figures que je perçois. Car les tableaux furent peints: au début du XVIème siècle, lorsque les Turcs formaient une vraie menace pour la Sérénissime, qui voulait protéger ses territoires dans la mer Méditerranée. S’y ajoutaient des motivations religieuses, car les Turcs étaient musulmans et représentaient une menace pour la religion chrétienne. Aussi, l’arbre que j’observe sur la toile de Carpaccio a des branches mortes sans feuilles dans sa partie gauche : on peut le relier aux bâtiments qu’on voit de ce côté du tableau et qui rappellent l’Orient païen, l’Orient des infidèles, et c’est sans doute pour ça que les branches sont mortes. Au contraire, la partie droite de l’arbre est riche en feuilles, or au second plan on perçoit un bâtiment caractérisé par une architecture plus conforme au gout Occidental. La symbolique des éléments, à la fois religieuse et politique, incite à rêver à la puissance de Venise autrefois.

Tout d’un coup mes yeux se posent sur le dragon, qui ne représente pas seulement l’allégorie de Saint Georges et donc de la chrétienté, mais qui est aussi la représentation de l’animal terrifiant que les soldats chrétiens voyaient réellement avec leurs propres yeux pendant les batailles contre les Turcs. La gardienne se rapproche et m’informe que des nombreuses sources antiques témoignent qu’effectivement à l’époque les Turcs Ottomans utilisaient des canons d’une forme très singulière, rappelant un serpent avec une grande bouche, très similaire à celle d’un dragon qui crache du feu et qui tue les armées ennemies. Ce motif s’identifiait donc immédiatement par les Vénitiens de l’époque, qui associaient le dragon aux ennemis infidèles contre lesquels ils avaient combattu.

Le tableau de Carpaccio m’a ainsi permis de voyager au cours des siècles dans un temps et des lieux lointains. Je remercie la gardienne et je sors du bâtiment. Mes pensées ne s’arrêtent pas et en me promenant dans ma ville aux milles canaux, je pense aux temps passés et présents. Mon regard sur Venise est changé, ainsi que celui sur la figure de Saint Georges. Je pense à la symbolique qu’il représente, à la victoire du christianisme sur le paganisme. Bien qu’il soit un martyre, Saint Georges ne fut pas oublié après sa mort, il acquit au contraire une grande célébrité, au point qu’un culte se développa autour de sa figure dans le monde entier. Il suffit de regarder les milliers d’églises, de tableaux et des sculptures qui lui sont dédiés. Je suis le flux de mes pensées et sans m’en apercevoir, je lève mon regard et je vois devant moi l’île de San Giorgio Maggiore. Venise est décidément habitée par la présence de Saint Georges ! Je décide de suivre mon instinct, et je prends le vaporetto pour traverser le Grand Canal et voir quelles autres aventures m’attendent sur l’île en face. Qu’est-ce que j’y verrai ? Un dragon qui sort d’un canal ?


mise à jour le 10 février 2022