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BROCOS/ Le blanchiment des races (Gloria KINZEMBO)

Notice

Modesto Brocos est un peintre d’origine espagnole, né en 1852 à Saint-Jacques de Compostelle. À l’âge de 20 ans, Brocos déménage au Brésil où il commence une carrière d’illustrateur dans le journal satirique O Mequetrefe (1875-1893). En parallèle, il entreprend des études à l’Académie Impériale des Beaux-Arts (Academia Imperial de Belas Artes, alors renommée Académie Nationale des Beaux-Arts). En 1890, il y devient professeur de dessin. Ce poste lui permet d’obtenir la naturalisation brésilienne. Les peintures de Brocos sont majoritairement des portraits ou des scènes de la vie quotidienne (Olevano, 1899). Il écrit également des livres de peinture et de dessin, ainsi qu’une œuvre de science-fiction intitulée Viaje a Marte (1930). Dans ce roman, Brocos envisage une égalité de la race humaine à travers un métissage contrôlé qui aboutirait à l’effacement des autres races, et où demeurerait uniquement la race blanche. Il défend donc des idées eugéniques, qui passent par le maintien de la race blanche comme étant la race supérieure. Ce sont ces idées que l’on trouve déjà figurées dans le tableau La Rédemption de Cham (1895).


Modesto Brocos, Rédemption de Cham (1895). Huile sur contreplaqué, 199 cm x 166 cm. Rio de Janeiro, Museu Nacional de Belas Artes.
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À côté de la peinture, est inscrite la légende suivante: Negro pasando al blanco, en la tercera generación, por efecto del cruzamiento de razas. (Le noir devenant blanc, à la troisième génération, grâce à un croisement entre les races.)

Le rêve du blanchiment des races que Brocos peint ici répond à la malédiction de Cham et de ses descendants qui fut proférée au temps immémorable de la Genèse (Genèse 9: 18-27):

18 Les fils de Noé, qui sortirent de l’arche, étaient Sem, Cham et Japhet. Cham fut le père de Canaan.
19 Ce sont là les trois fils de Noé, et c’est leur postérité qui peupla toute la terre.
20 Noé commença à cultiver la terre, et planta de la vigne.
21 Il but du vin, s’enivra, et se découvrit au milieu de sa tente.
22 Cham, père de Canaan, vit la nudité de son père, et il le rapporta dehors à ses deux frères.
23 Alors Sem et Japhet prirent le manteau, le mirent sur leurs épaules, marchèrent à reculons, et couvrirent la nudité de leur père; comme leur visage était détourné, ils ne virent point la nudité de leur père.
24 Lorsque Noé se réveilla de son vin, il apprit ce que lui avait fait son fils cadet.
25 Et il dit: Maudit soit Canaan! Qu’il soit l’esclave des esclaves de ses frères!
26 Il dit encore: Béni soit l’Éternel, Dieu de Sem, et que Canaan soit leur esclave!
27 Que Dieu étende les possessions de Japhet, qu’il habite dans les tentes de Sem, et que Canaan soit leur esclave!

(D’après Louis Segond, en ligne: Genèse 9:18-29 LSG - Les fils de Noé, qui sortirent de - Bible Gateway )

Ce passage biblique a souvent été invoqué pour expliquer les siècles d’esclavage et de traitements déshumanisants qu’on subi les Noirs.es. Ceux-ci rêvent d’une rédemption par la dilution de la couleur noire, cette couleur maudite, dans la couleur blanche, la couleur bénite.

 

Compte rendu (février 2021)

Hourra! La malédiction de Cham est levée!

Dans un coin de la grande ville portuaire de Rio de Janeiro, une vieille femme noire, les mains levées en coupe, remercie le ciel. A côté d’elle est assise une jeune femme métisse, portant sur ses genoux un bébé blanc. Adossé contre le mur de brique, le père, le mari, l’homme blanc semble regarder avec fierté son enfant lavé de la couleur maudite de sa grand-mère. Hourra! La malédiction de Cham est levée!

Cham, Cham, Cham... La gratitude de s’être enfin débarrassé de ce leg maudit est visible jusque dans la couleur des vêtements: la mère, le père et l’enfant sont unis par la pure, la candide, la douce couleur blanche sur leurs étoffes. Quant à la grand-mère, le foulard blanc qu’elle porte sur la tête est rayé de rouge. Maculé de rouge. Rendant vaine son association à la branche bénite de la famille. Et comme pour marquer ce rejet, la grand-mère, avec sa jaquette noire, reste porteuse d’années, de siècles de sombre souffrance, celle héritée de l’ancêtre Cham. Celui qui a vu son père Noé nu et ivre. Celui qui s’est moqué de son père Noé nu et ivre. Celui qui est allé chercher ses frères pour qu’ils voient leur père nu et ivre. Mais une fois leur père rhabillé, désenivré et mis au courant de ce qui s’était passé, Cham fut celui dont la descendance se retrouva nue, ou presque, dans les cales, qui entre les 16e et 18e siècles traversèrent l’Atlantique (Genèse 9: 18-29). Une descendance à l’épiderme oscillant entre le marron chaud, le noir charbon, le brun caramel.

Ainsi, pour la grand-mère, la rupture de la malédiction généalogique passe par la transformation du noir charbon en blancheur meringuée, du brun caramel en blanc de neige. Car perpétuer cette palette marron, ce serait comme perpétuer les « vices du noir », et donc la damnation raciale. C’est ce qu’a exposé Joao Batista Lacerda, physicien d’origine brésilienne et directeur du Musée National de Rio de Janeiro, qui en juillet 1911 donna une conférence au Premier Congrès Universel des Races intitulée Sur les métis au Brésil (en ligne: Surlesmetis cdr.pdf (ufrj.br) ). Dans cette conférence, Lacerda affirme que, à cause de leurs vices, les Noirs.es sont responsables du retard économique que connaît le Brésil. Aussi faut-il favoriser l’immigration européenne, pour que le blanchiment des races puisse non seulement dynamiser l’économie du Brésil, mais également purifier le pays des vices portés par les Noirs.es.

Des « vices » comportant des conceptions erronées sur la vie et la mort, des superstitions grossières, des fétichismes, une incompréhension de tout sentiment élevé d’honneur et de dignité. Et comme les êtres affirmant ces propos sont des scientifiques, des hommes de lettres respectés par la société ignorante, il n’en faut pas plus pour que ces vices des Noirs.es s’ancrent de manière si profonde et intense dans les esprits, qu’ils poussent les Noirs.es vers le métissage.

Hourra! La malédiction de Cham est levée!

Dans ce coin de la grande ville portuaire de Rio de Janeiro, alors que la femme métisse et l’homme blanc sont assis côte à côte autour de leur enfant, la grand-mère noire reste seule, un peu à l’écart. Où est donc le paternel de la femme métisse? N’est-il pas fier d’avoir accompli son devoir de blanchiment? Ou est-ce la teinte encore trop foncée de son enfant, sans doute illégitime, qui l’a fait dénigrer celle-ci et revenir vers la joyeuse bourgeoisie blanche? La solitude de la femme noire, avec sa jaquette noire et ses mains noires levées remerciant le Ciel, cristallise l’idée que son union blanche ne pouvait être qu’idéologique: prise au profit d’un rejeton métis, puis rejetée, la grand-mère délivre sa race de la malédiction séculaire tandis que le grand-père a accompli son devoir salvateur d’homme blanc. Hourra donc, la malédiction de Cham est bien levée!

Et pourtant, dans ce coin de la grande ville portuaire de Rio de Janeiro, la jeune femme métisse assise pointe sa mère du doigt et le bébé sur sa cuisse est tourné vers sa grand-mère. Sont-ils fiers d’avoir échappé à la malédiction? La mère apprend-t-elle à son enfant à ne pas s’approcher des personnes noires, marrons ou brunes? Ou alors, est-ce Brocos, observant à quel point il est difficile de diluer le noir dans le blanc, la « race » noire dans la blanche (El Viaje a Marte de Modesto Brocos, 1930, Augustin Jaureguizar) qui prend conscience que la dilution ne sera jamais complète? Craint-il que l’enfant, bras levé vers sa grand-mère comme dans le désir d’étreindre l’origine, gâche ce faisant l’avenir privilégié qui lui a été construit?


mise à jour le 15 février 2021